J'ai lu Eragon vers 2012 et j'y repense.
On retrouve dans Eragon tous les ingrédients emblématiques de la fantasy à la Tolkien : des elfes, des nains, des dragons, des cartes, une prophétie, une langue magique… et pourtant, au fil des tomes, un constat s’impose : si Paolini admire Tolkien, il s’en inspire autant qu’il s’en éloigne volontairement. Eragon est une œuvre de contestation. Une sorte de réponse moderne à la fantasy fondatrice du XXe siècle.
Voici quelques-unes des ruptures les plus nettes que j’y ai relevées.
🧝 Des elfes athées dans un monde sans transcendance
Chez Tolkien, les elfes sont porteurs d’un savoir sacré : ils connaissent Ilúvatar, le Dieu créateur, et vivent dans un monde régi par une transcendance indiscutable. Chez Paolini, les elfes sont athées, rationalistes, végétariens, et sceptiques. Ils nient explicitement l’existence des dieux, et leur sagesse est scientifique, pas religieuse. Les nains sont montrés, quasiment moqués, comme vénérant une créature étrange, certes douée de pouvoir inhabituels mais absolument pas divine.
C’est un basculement majeur : de la mythologie vers la pensée critique, de la foi vers le savoir.
🐉 Dragons réhabilités
Chez Tolkien, les dragons sont des êtres fondamentalement mauvais, fabriqués par Morgoth, presque des machines. Il ne saurait y avoir de bon dragon — ils sont une erreur, une perversion.
Chez Paolini, les dragons sont à l’image de leurs dragonniers : capables du pire comme du meilleur. Saphira est sage, courageuse, affectueuse. Thorn est brisé mais pas perdu. Même le terrible Shruikan n’est qu’un jouet manipulé par Galbatorix.
Ce renversement transforme une figure mythologique démoniaque en symbole d’âme libre.
⚔️ Les Urgals intégrés, les Orcs rejetés
Dans Le Seigneur des Anneaux, les Orcs sont des créatures viles par nature, corrompues, sans rédemption possible. Rien n’est prévu pour leur avenir.
Dans Eragon, les Urgals jouent d’abord ce rôle… jusqu’à ce qu’on découvre leur culture, leur honneur, leurs raisons. Ils finissent par être intégrés à la nouvelle alliance politique, au même titre que les autres peuples. L'une des décisions d'Eragon vainqueur, disposant de pouvoir magiques immenses, est de leur permettre d'intégrer à l'avenir les rangs des dragonniers.
C’est un geste très contemporain : refuser l’essentialisation du mal, et proposer une réconciliation post-conflit.
✨ Une magie technique et omniprésente
La magie chez Tolkien est rare, implicite, enveloppée de mystère. Chez Paolini, elle est structurée, explicite, presque mathématique : elle fonctionne par grammaire, consomme de l’énergie, obéit à des lois. Elle est une technologie mentale, que l’on peut étudier et améliorer.
Cette approche donne un monde où la magie n’est pas sacrée, mais maîtrisable et démocratisée.
🎯 Mission divine vs. quête indéterminée
Frodon sait ce qu’il doit faire : jeter l’Anneau dans le feu. La tâche est difficile, mais la mission est claire.
Eragon, lui, ignore totalement comment battre Galbatorix. Il cherche, il tâtonne, il apprend en chemin. Il découvre même que le cœur de la magie n’est pas la force brute, mais le nom véritable des choses.
Cette différence est centrale : chez Tolkien, la quête est un fardeau sacré, une épreuve morale et individuelle. Chez Paolini, c’est une quête de connaissance, une émancipation intellectuelle.
💔 L’amour comme tension, pas comme évidence
Tolkien met en scène des amours parfaits : Arwen et Aragorn, Lúthien et Beren ou subits comme Eowin et Faramir. Ils s’aiment d’un amour pur, irrévocable, sans doute possible.
Chez Paolini, Eragon aime Arya, mais elle le repousse longtemps. L’amour ne le guide pas : il le transforme, le tempère, l’éduque. Ce n’est ni un moteur narratif, ni une récompense héroïque.
Là encore, la modernité est palpable : l’amour est libre, réciproque ou rien, il est un choix, plus un destin.
🌍 Remodeler le monde, plutôt que survivre à l’ancien
À la fin du Seigneur des Anneaux, les héros rentrent chez eux (quand ils le peuvent), et acceptent un monde en transition. Frodon ne guérit pas, mais rentre dans le silence.
Eragon, lui, crée un ordre nouveau. Il quitte Alagaësia pour bâtir ailleurs une nouvelle académie, un nouvel équilibre politique, une nouvelle communauté. Il ne restaure pas : il fonde.
🧠 Conclusion : Une fantasy plus moderne, plus morale, moins mystique
Eragon est souvent vu comme une copie infantile de Tolkien (surtout le premier tome). Mais si l’on regarde bien, c’est surtout une œuvre post-tolkienienne, voire anti-tolkienienne, qui prend appui sur les codes de la fantasy classique pour les démystifier, les rationaliser, les transformer. Là où Tolkien fermait un âge d’or, Paolini cherche à en ouvrir un nouveau, plus incertain, plus fragile, mais aussi plus libre.
Et c’est peut-être cette tension entre admiration et rupture qui fait, à mon avis, tout l’intérêt du cycle.