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Saturday, May 30, 2015

Relu : Dieu est-il français ? (Friedrich Sieburg, 1929, avec extrait)

Appréciez d'un point de vue littéraire l'ambivalence de l'extrait ci-dessous. L'Allemand Friedrich Sieburg explique, en guise d'introduction de son livre "Dieu est-il français ?" de 1929, pourquoi il a choisi d'écrire au sujet de la France, choix étrange pour un Allemand, surtout à l'époque. Admirez l'ambivalence des déclarations, qui peuvent paraître pro-Allemagne ou pro-France, pro-conciliation ou pro-ségrégation, admiratives ou méprisantes... Friedrich Sieburg adopte en fait l'attitude du naturaliste et étudie les Français comme un cheptel.

(Friedrich Sieburg aura par la suite une attitude mitigée vis-à-vis des Français et adoptera mollement l'ordre nazi pendant la guerre.)




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[j'écris sur la France parce que...]

¤ Parce que je préfère le progrès des idées à l'idée du progrès,

¤ Parce que j'ai peine à admettre que le bonheur de l'homme consiste à passer de la nonchalance à l'hygiène,

¤ Parce que je ne souhaite gagner du temps qu'à condition que l'on me laisse disposer librement du temps ainsi gagné, de préférence, en flânant, allongé dans l'herbe,

¤ Parce qu'un paradis démodé et négligé m'attire plus qu'un univers modèle, étincelant, mais désespérant,

¤ Parce que je voudrais éterniser la larme que je verse en prenant congé d'une France têtue, avant de me faire inscrire sans enthousiasme, bon gré mal gré, comme membre actif de la communauté européenne,

¤ Parce que je voudrais communiquer à mes contemporains un peu de la souffrance que j'éprouve à devoir passer de l'éternité à l'ordre du jour,

¤ Parce que je tiens pour dangereuse une foi sans frein en l'avenir, une foi qui ne soit pas tempérée par l'amour d'une cause perdue mais imperdable, celle du passé,

¤ Parce que, en tout autre pays que la France, les plus nobles sentiments sont exposés à être un jour fabriqués en série,

¤ Parce qu'en France le char du Temps a des sièges usés qui laissent voir leur crin végétal et qu'il est traîné par un petit âne franciscain, tandis qu'ailleurs il roule sur des rails, marche à l'électricité, et est orné d'inscriptions telles que : "Défense de cracher",

¤ Parce qu'il faut dans le monde un pays qui oppose une résistance tenace au perfectionnement social, afin que le bonheur de l'homme ne lui soit pas sacrifié,

¤ Parce que je voudrais donner à tous les pays, la France exceptée, l'occasion de s'enorgueillir toujours davantage de leur ordre, de leur propreté, de leur discipline et de leur organisation, et de se consoler d'être privés de mauvaises communications téléphoniques, de messageries postales négligentes et d'artisans inexacts, - et que je n'ose pas préférer un système parfait d'assurances sociales à une provision sans limites de pain blanc et de vin rouge,

¤ Parce que la France est le pays de la juste mesure et des fausses statistiques,

¤ Parce que, si les cordonniers en France sont incapables de découdre convenablement et en temps utile une simple pièce de renfort, en revanche durant tout le mois d'août ils ferment boutique et vont à la campagne pêcher à la ligne,

¤ Parce que les Français ont l'ordre dans la tête, mais des gares pleines de désordre, tandis que chez nous tout marche au doigt et à l’œil,

¤ Parce que la France est une nation courageuse, mais n'en a pas moins peur des Allemands et des communistes,

¤ Parce qu'il faut avoir accueilli sur son front le doux rayonnement du samedi soir, auquel la France s'abandonne, pour pouvoir supporter les froides journées ouvrables de notre époque,

¤ Parce qu'on ne sera pas d'accord sur ce qu'est le Paradis, tant que la France opposera son idéal de bonheur personnel aux diverses conceptions du bien-être collectif qui animent les autres pays,

¤ Parce que la France qui a souvent tort, mais d'une manière conciliante, donne à ceux qui ont toujours raison, mais d'une manière désagréable, la certitude réconfortante que dans le concours des Nations chacune aura son tour de faveur,

¤ Parce que l'homme est sans doute heureux lorsqu'il remplit sa fonction supérieure, mais n'est jamais aussi heureux que, lorsque, négligeant cette fonction, il mène la bonne vie, ferme sa boutique, chasse ses clients et place une chaise devant sa porte, pour attendre la première étoile,

¤ Parce que les grandes villes ne sont dignes de l'homme qu'autant que leurs habitants sont résolus à rester des provinciaux et à ignorer le rhythme de la vie,

¤ Parce que la machine devrait assurer plus de loisir aux hommes, au lieu d'être l'objet de leur idolâtrie,

¤ Parce que les hommes politiques et les économistes ne sont inoffensifs qu'autant qu'ils passent pour des hommes actifs et débrouillards, ayant pour les biens de ce monde un puissant appétit, ce qui est plus humain et moins inquiétant que lorsque, pareils à des dieux, ils représentent la nation et l'idée du bien collectif,

¤ Parce que le problème du féminisme peut se résoudre en France le plus agréablement du monde, en mettant à la disposition des femmes un choix de linge fin et de chapeaux, ou tout au moins en éveillant en elles par des moyens diaboliques l'espoir qu'un jour elles entreront en possession de ces choses,

¤ Parce que le peuple français aimerait mieux se suicider que de devenir pauvre, et laisse à d'autres peuples le soin de faire de la pauvreté un apostolat,

¤ Parce que la France tient tout progrès technique ou social, réalisé dans un autre pays, pour une offense personnelle, et à juste raison, car comment les gens s'avisent-ils de travailler à une réfection du monde, alors qu'ils ne se sont même pas complètement assimilé les idées de la grande Révolution,

¤ Parce que la France, suspendue aux basques de l'humanité, ralentit une course dont on ne sait si elle doit mener le monde vers les étoiles ou vers l'abîme,

¤ Parce qu'il nous est nécessaire de savoir une fois pour toutes si Dieu est réellement de nationalité française et, dans l'affirmative, si nous pourrions nous passer de lui,

¤ Parce qu'il faut nous rendre compte que l'humanité progresse sans que personne marche à sa tête,

¤ Parce que nous ne pouvons pas renoncer à notre avenir du seul fait que la France n'est pas disposée à se détacher de son passé,

¤ Parce qu'il est bon, cependant, de méditer un instant et de laisser notre coeur s'alourdir à l'aspect de cette France qui s'attarde, avant que commence notre course vers un âge nouveau,

¤ Parce que chaque regard sur la France accroît en nous l'espérance, ou du moins le désir, de voir ce pays entreprendre en même temps que nous, et avec nous, le grand voyage vers l'avenir,

¤ Pour son bonheur et pour le nôtre.