Sunday, June 22, 2025

Souvenirs de lecture : Eragon contre Tolkien

J'ai lu Eragon vers 2012 et j'y repense.

On retrouve dans Eragon tous les ingrédients emblématiques de la fantasy à la Tolkien : des elfes, des nains, des dragons, des cartes, une prophétie, une langue magique… et pourtant, au fil des tomes, un constat s’impose : si Paolini admire Tolkien, il s’en inspire autant qu’il s’en éloigne volontairement. Eragon est une œuvre de contestation. Une sorte de réponse moderne à la fantasy fondatrice du XXe siècle.

Voici quelques-unes des ruptures les plus nettes que j’y ai relevées.


🧝 Des elfes athées dans un monde sans transcendance

Chez Tolkien, les elfes sont porteurs d’un savoir sacré : ils connaissent Ilúvatar, le Dieu créateur, et vivent dans un monde régi par une transcendance indiscutable. Chez Paolini, les elfes sont athées, rationalistes, végétariens, et sceptiques. Ils nient explicitement l’existence des dieux, et leur sagesse est scientifique, pas religieuse. Les nains sont montrés, quasiment moqués, comme vénérant une créature étrange, certes douée de pouvoir inhabituels mais absolument pas divine.

C’est un basculement majeur : de la mythologie vers la pensée critique, de la foi vers le savoir.

🐉 Dragons réhabilités

Chez Tolkien, les dragons sont des êtres fondamentalement mauvais, fabriqués par Morgoth, presque des machines. Il ne saurait y avoir de bon dragon — ils sont une erreur, une perversion.

Chez Paolini, les dragons sont à l’image de leurs dragonniers : capables du pire comme du meilleur. Saphira est sage, courageuse, affectueuse. Thorn est brisé mais pas perdu. Même le terrible Shruikan n’est qu’un jouet manipulé par Galbatorix.

Ce renversement transforme une figure mythologique démoniaque en symbole d’âme libre.

⚔️ Les Urgals intégrés, les Orcs rejetés

Dans Le Seigneur des Anneaux, les Orcs sont des créatures viles par nature, corrompues, sans rédemption possible. Rien n’est prévu pour leur avenir.

Dans Eragon, les Urgals jouent d’abord ce rôle… jusqu’à ce qu’on découvre leur culture, leur honneur, leurs raisons. Ils finissent par être intégrés à la nouvelle alliance politique, au même titre que les autres peuples. L'une des décisions d'Eragon vainqueur, disposant de pouvoir magiques immenses, est de leur permettre d'intégrer à l'avenir les rangs des dragonniers.

C’est un geste très contemporain : refuser l’essentialisation du mal, et proposer une réconciliation post-conflit.

✨ Une magie technique et omniprésente

La magie chez Tolkien est rare, implicite, enveloppée de mystère. Chez Paolini, elle est structurée, explicite, presque mathématique : elle fonctionne par grammaire, consomme de l’énergie, obéit à des lois. Elle est une technologie mentale, que l’on peut étudier et améliorer.

Cette approche donne un monde où la magie n’est pas sacrée, mais maîtrisable et démocratisée.


🎯 Mission divine vs. quête indéterminée

Frodon sait ce qu’il doit faire : jeter l’Anneau dans le feu. La tâche est difficile, mais la mission est claire.

Eragon, lui, ignore totalement comment battre Galbatorix. Il cherche, il tâtonne, il apprend en chemin. Il découvre même que le cœur de la magie n’est pas la force brute, mais le nom véritable des choses.

Cette différence est centrale : chez Tolkien, la quête est un fardeau sacré, une épreuve morale et individuelle. Chez Paolini, c’est une quête de connaissance, une émancipation intellectuelle.


💔 L’amour comme tension, pas comme évidence

Tolkien met en scène des amours parfaits : Arwen et Aragorn, Lúthien et Beren ou subits comme Eowin et Faramir. Ils s’aiment d’un amour pur, irrévocable, sans doute possible.

Chez Paolini, Eragon aime Arya, mais elle le repousse longtemps. L’amour ne le guide pas : il le transforme, le tempère, l’éduque. Ce n’est ni un moteur narratif, ni une récompense héroïque.

Là encore, la modernité est palpable : l’amour est libre, réciproque ou rien, il est un choix, plus un destin.


🌍 Remodeler le monde, plutôt que survivre à l’ancien

À la fin du Seigneur des Anneaux, les héros rentrent chez eux (quand ils le peuvent), et acceptent un monde en transition. Frodon ne guérit pas, mais rentre dans le silence.

Eragon, lui, crée un ordre nouveau. Il quitte Alagaësia pour bâtir ailleurs une nouvelle académie, un nouvel équilibre politique, une nouvelle communauté. Il ne restaure pas : il fonde.


🧠 Conclusion : Une fantasy plus moderne, plus morale, moins mystique


Eragon est souvent vu comme une copie infantile de Tolkien (surtout le premier tome). Mais si l’on regarde bien, c’est surtout une œuvre post-tolkienienne, voire anti-tolkienienne, qui prend appui sur les codes de la fantasy classique pour les démystifier, les rationaliser, les transformer. Là où Tolkien fermait un âge d’or, Paolini cherche à en ouvrir un nouveau, plus incertain, plus fragile, mais aussi plus libre.

Et c’est peut-être cette tension entre admiration et rupture qui fait, à mon avis, tout l’intérêt du cycle.

Saturday, June 21, 2025

Écouté : Pensées, Blaise Pascal

Version intégrale en livre audio, selon l’édition de référence Brunschvicg (regroupant les fragments de manière thématique). Lecture fluide, permettant de naviguer facilement dans les pensées, qui vont d’une ligne à plusieurs pages.

Les Pensées sont une œuvre posthume de Pascal, mathématicien, physicien, inventeur, devenu philosophe et théologien à la suite d’une série de chocs personnels : graves problèmes de santé, deuils successifs, puis une "nuit de feu" mystique qui le pousse à se retirer dans une forme de christianisme radical, proche du jansénisme. Il ne s'agit pas à proprement parler d’un livre composé, mais d’un projet d’apologie du christianisme laissé inachevé, sous forme de fragments plus ou moins ordonnés, rassemblés après sa mort.

La forme rend la lecture (ou l’écoute) particulièrement accessible : les pensées sont souvent courtes, incisives, formulées dans un style net, presque oral. Le lecteur peut picorer, relire, revenir à certaines idées sans suivre un plan strict. Cette souplesse est sans doute l’un des atouts majeurs du texte — avec son ton péremptoire, parfois provocateur, qui vise à éveiller ou inquiéter l’âme du lecteur.

Mais à la lecture (ou plutôt à l’écoute), une question se pose : Pascal est-il vraiment un philosophe de premier plan ? Pour ma part, j’en doute fortement. Après une brillante carrière scientifique, Pascal semble avoir tout abandonné à la suite de sa conversion : la rigueur, la méthode, l’ouverture intellectuelle. Il entre en philosophie par la voie de la religion, et sa pensée en reste fondamentalement marquée — voire prisonnière.

Son fameux pari est, à mes yeux, une construction intellectuelle indigente, indigne du mathématicien qu’il fut. Réduire la foi à un calcul d’espérance est une trahison des deux domaines — la théologie et la raison. La distinction entre esprit de géométrie et esprit de finesse, souvent vantée, est intéressante mais ni originale ni décisive : on y lit plutôt un aveu de renoncement à la science qu’un vrai prolongement philosophique.

Quant à ses jugements moraux sur les riches, les libertins, les mondains ou encore Descartes, ils relèvent davantage de la déclamation que de l’argumentation. Il condamne, il moque, il juge — mais rarement avec des raisonnements construits. Le traitement réservé à Descartes est révélateur : Pascal semble passer complètement à côté de l’importance de son projet, ce qui traduit à la fois un dogmatisme et une fermeture d’esprit assez déconcertants pour un penseur de son époque.

En fin de compte, les Pensées ont sans doute séduit par leur facilité d’accès (structure fragmentaire, style concis) et leur christianisme fervent, qui ont dû en faire un classique des bibliothèques de "bonnes familles", un compagnon de route des lycées catholiques et des formations "à l’ancienne". Un ouvrage facile à citer, plus impressionnant par sa forme que par la profondeur réelle de sa pensée.

Bref, si vous vous intéressez à la philosophie plus qu'à l'histoire de la philosophie, passez votre chemin.

Thursday, June 19, 2025

Écouté : Don Quichotte de la Manche, Miguel de Cervantès

Édition complète en deux tomes, disponible en livre audio gratuit sur YouTube (lien ci-dessous). Traduction ancienne mais fluide, très bien interprétée à l’oral.


Tome I
Dans cette première partie, on découvre le personnage de don Quichotte, noble campagnard madré, qui perd la raison à force de lire des romans de chevalerie. Il se prend pour un chevalier errant et décide de partir à l’aventure, avec un pauvre paysan nommé Sancho Panza comme écuyer. Le récit suit leurs errances dans la campagne espagnole, entre malentendus burlesques, combats imaginaires et rencontres improbables. Don Quichotte voit des géants là où il y a des moulins, des princesses là où il y a des servantes, et s’accroche, coûte que coûte, à son idéal de justice chevaleresque. Les situations lui enseignent des leçons ou en donnent à ses adversaires, voire à ceux qui se moquent de lui le long de sa route.

Tome II
La seconde partie, plus réflexive et mieux construite, repose sur le fait que les aventures du tome I sont désormais connues de tout le royaume — y compris des personnages qu’ils rencontrent. Certains vont donc jouer avec don Quichotte, le manipuler, lui tendre des pièges, parfois pour se moquer, parfois avec tendresse. L’effet de mise en abîme est saisissant : don Quichotte devient un personnage de fiction dans son propre monde (rupture du quatrième mur). L’écriture se fait plus subtile, presque méta-littéraire, et Sancho Panza, plus rusé qu’il n’en a l’air, prend une place grandissante dans la dynamique du duo. Il a d'ailleurs droit à ses propres aventures.


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Ce qui m’a surpris et ravi, c’est la modernité de l’ensemble. Cervantès joue avec tous les codes du roman — avant même qu’il existe vraiment comme genre — pour créer une œuvre hybride, drôle, critique, profondément humaine. Il y a là un anti-héros total, perdu dans un monde prosaïque, entouré de paysans, d’aubergistes et de bandits, qui persiste à vouloir incarner un idéal vieux de plusieurs siècles. On rit beaucoup, mais on sent aussi la tendresse de l’auteur pour son personnage.


Contrairement à l’idée qu’on peut s’en faire, ce n’est pas un texte difficile d’accès. Le style est fluide, les dialogues sont vivants, les situations comiques ou absurdes abondent. Certes, c’est long, et parfois un peu répétitif, mais le format audio est ici un vrai atout : on se laisse porter et le rythme épouse celui de la marche des deux héros, entre illusion et lucidité, avec une aventure nouvelle à chaque étape, comme les épisodes d'une série.


Enfin, au-delà de l’aventure, Don Quichotte est presque un traité de sagesse pratique, toujours teinté d’humour. On y parle de justice, de liberté, d’amitié, de mariage, de dignité, de pauvreté, de loyauté — mais sans dogmatisme. Tout est toujours remis en jeu par les circonstances, par l’absurde, par l’humain. C’est un livre qui fait du bien, à la fois par ce qu’il raconte et par la manière dont il le fait : généreusement, ironiquement et sans jamais se prendre tout à fait au sérieux.

Écouté : Regain, Jean Giono, 1930

Publié en 1930 aux éditions Grasset. Livre audio présenté par Claude Santelli et lu par Henri Tisot, avec un bel accent du sud qui donne encore plus de chair au texte. (Troisième volet de la Trilogie de Pan, après Colline et Un de Baumugnes, dont je ne parlerai pas parce que je ne les ai pas lus.)


Regain raconte la résurrection d’un village mourant, Aubignane, niché dans les collines de Haute-Provence. Il n’y reste qu’un homme, Panturle, vivant seul dans un monde déserté, figé dans le silence et l’attente. L’arrivée d’Arsule, une femme sans attache qu’il croise par hasard, va tout faire basculer — sans éclat, sans déclaration, dans un retour discret mais profond à la vie.

Ce qui m’a frappé, c’est à quel point les personnages parlent peu. Les mots sont rares, justes, essentiels. Il n’y a pas de dialogue explicatif, pas de discours amoureux : les corps, les gestes, les regards disent tout. Ils apprennent à vivre ensemble sans s’expliquer, en partageant le travail, le silence, le feu, la soupe. Et c’est précisément cette économie de paroles qui donne au roman sa force : quelque chose renaît, sans avoir qu'il soit besoin de le nommer.

La renaissance ne se produit pas d’un coup, mais par un effet boule de neige. Tout repart d’un détail : rallumer le feu, faire du pain, creuser la terre, redresser une porte. La maison reprend vie, puis le jardin, puis les alentours. Et cette énergie gagne peu à peu tout le village, jusqu’à attirer de nouveaux habitants. Ce n’est pas une métaphore grandiloquente, c’est un mouvement organique, contagieux, inarrêtable, qui passe par les objets, les gestes, les saisons.

J’ai été touché par cette façon qu’a Giono de ne pas forcer le trait : il n’y a pas de miracle, pas de slogans, juste une lente remontée vers la lumière, un printemps après un hiver trop long. Le style suit ce mouvement : ample, charnel, mais sans emphase. Ce n’est pas un roman qui dit « il faut revenir à la terre » ; c’est un texte qui montre ce que cela fait quand la terre reprend ses droits.

Il me semble réducteur de lire Regain comme un manifeste ou une fable écologique. Bien sûr, il y a un amour profond de la nature, du rythme des saisons, mais ce qui domine, c’est la beauté d’un récit muet, où la vie revient sans fanfare, presque malgré elle. Une forme d’accord retrouvé entre l’homme, la femme et la terre — et cela suffit.

Monday, June 16, 2025

Écouté : Les Liaisons dangereuses, Pierre Choderlos de Laclos, 1782

Roman épistolaire publié en 1782. "Lu" en livre audio (version intégrale).

Ce roman se présente sous forme de correspondance entre plusieurs personnages de la haute société française à la veille de la Révolution. Il met en scène deux figures emblématiques de la manipulation : la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont, anciens amants cyniques qui se livrent à des jeux de pouvoir amoureux, au détriment des autres. Leur machination tourne autour de la jeune Cécile de Volanges et de la vertueuse Présidente de Tourvel, proies choisies par défi ou vengeance.

Le livre, d’une construction redoutable, dévoile peu à peu les ambitions cachées, les renversements de situation, et surtout la manière dont les mots — ici les lettres — deviennent armes de domination. La froideur calculée de Merteuil et le charme empoisonné de Valmont font de ce duo une sorte d’anti-Roméo et Juliette, obsédé non par l’amour mais par la conquête, le pouvoir, la destruction.

Ce qui m’a particulièrement frappé à l’écoute, c’est la modernité du propos : on y parle de genre, de réputation, de double discours, de contrôle de l’image, avec une lucidité implacable. Merteuil, surtout, est un personnage fascinant par sa maîtrise du langage et des apparences. Elle revendique une forme d’égalité dans la duplicité : ce que les hommes font sans scrupule, elle entend le faire en mieux — et payer le prix fort, en silence.

Concernant le fameux « féminisme » de Laclos, souvent débattu, je n’y vois pas une posture militante mais une prouesse littéraire : un coup de maître de l'auteur dans l’équilibre des rôles, peignant victimes et bourreaux tant parmi les hommes que les femmes. L’auteur se garde bien de formuler des conclusions ou de donner des leçons de morale. C’est d’ailleurs ce qui a fait scandale à l’époque : l’œuvre laisse le lecteur libre d’interpréter, et peut être instrumentalisée aussi bien comme mise en garde que comme manuel cynique. Son essai ultérieur De l’éducation des femmes ressemble davantage à une tentative de justification post-publication qu’à une clé de lecture de son roman.

Enfin, j’ai repensé au film Sexe Intentions (original: Cruel Intentions, 1999), adaptation libre et moderne du roman. Le film prend une tournure plus morale, en insistant sur un basculement de Valmont, qui découvre qu’il aime sincèrement la « Tourvel » contemporaine et tente de rattraper ses inconduites. Cela n’existe pas dans le roman : Laclos avait certes envisagé une lettre finale de Valmont, exprimant ses sentiments réels, mais il a choisi de la supprimer, préférant que le lecteur doute ou imagine lui-même la vérité. Ce retrait dit beaucoup sur l’ambiguïté volontaire de l’œuvre.