Monday, November 9, 2015

Quatrevingt-treize, de Victor Hugo, extrait

Quatrevingt-treize de Victor Hugo.

Si vous ne l'avez pas lu, à ce stade, Gauvain a été condamné à mort pour avoir rendu la liberté à un ennemi de la république naissante qui venait de sauver trois enfants d'un incendie. Cimourdain, son ancien précepteur, qui a présidé le jury ayant prononcé la peine de mort, le visite dans sa cellule.

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Le cachot était ténébreux et silencieux. Cimourdain fit un pas dans cette obscurité, posa la lanterne à terre, et s'arrêta. On entendait dans l'ombre la respiration égale d'un homme endormi. Cimourdain écouta, pensif, ce bruit paisible.

Gauvain était au fond du cachot, sur la botte de paille. C'était son souffle qu'on entendait. Il dormait profondément.

Cimourdain s'avança avec le moins de bruit possible, vint tout près et se mit à regarder Gauvain ; une mère regardant son nourrisson dormir n'aurait pas un plus tendre et plus inexprimable regard. Ce regard était plus fort peut-être que Cimourdain ; Cimourdain appuya, comme font quelquefois les enfants, ses deux poings sur ses yeux, et demeura un moment immobile. Puis il s'agenouilla, souleva doucement la main de Gauvain et posa ses lèvres dessus.

Gauvain fit un mouvement. Il ouvrit les yeux, avec le vague étonnement du réveil en sursaut. La lanterne éclairait faiblement la cave. Il reconnut Cimourdain.

- Tiens, dit-il, c'est vous, mon maître.

Et il ajouta :

- Je rêvais que la mort me baisait la main.

Cimourdain eut cette secousse que nous donne parfois la brusque invasion d'un flot de pensées ; quelquefois ce flot est si haut et si orageux qu'il semble qu'il va éteindre l'âme. Rien ne sortit du profond cœur de Cimourdain. Il ne put dire que : Gauvain !

Et tous deux se regardèrent ; Cimourdain avec des yeux pleins de ces flammes qui brûlent les larmes, Gauvain avec son plus doux sourire.

Gauvain se souleva sur son coude et dit :

- Cette balafre que je vois sur votre visage, c'est le coup de sabre que vous avez reçu pour moi. Hier encore vous étiez dans cette mêlée à côté de moi et à cause de moi. Si la providence ne vous avait pas mis près de mon berceau, où serais-je aujourd'hui ? dans les ténèbres. Si j'ai la notion du devoir, c'est de vous qu'elle me vient. J'étais né noué. Les préjugés sont des ligatures, vous m'avez ôté ces bandelettes, vous avez remis ma croissance en liberté, et de ce qui n'était déjà plus qu'une momie, vous avez refait un enfant. Dans l'avorton probable vous avez mis une conscience. Sans vous, j'aurais grandi petit. J'existe par vous. Je n'étais qu'un seigneur, vous avez fait de moi un citoyen ; je n'étais qu'un citoyen, vous avez fait de moi un esprit ; vous m'avez fait propre, comme homme, à la vie terrestre, et, comme âme, à la vie céleste. Vous m'avez donné, pour aller dans la réalité humaine, la clef de vérité, et, pour aller au delà, la clef de lumière. Ô mon maître, je vous remercie. C'est vous qui m'avez créé.

Cimourdain s'assit sur la paille à côté de Gauvain et lui dit :

- Je viens souper avec toi.

Gauvain rompit le pain noir, et le lui présenta. Cimourdain en prit un morceau ; puis Gauvain lui tendit la cruche d'eau.

- Bois le premier, dit Cimourdain.

Gauvain but et passa la cruche à Cimourdain qui but après lui. Gauvain n'avait bu qu'une gorgée.

Cimourdain but à longs traits.

Dans ce souper, Gauvain mangeait et Cimourdain buvait, signe du calme de l'un et de la fièvre de l'autre.

On ne sait quelle sérénité terrible était dans ce cachot. Ces deux hommes causaient.

Gauvain disait :

- Les grandes choses s'ébauchent. Ce que la révolution fait en ce moment est mystérieux. Derrière l'œuvre visible il y a l'œuvre invisible. L'une cache l'autre. L'œuvre visible est farouche, l'œuvre invisible est sublime. En cet instant je distingue tout très nettement. C'est étrange et beau. Il a bien fallu se servir des matériaux du passé. De là cet extraordinaire 93. Sous un échafaudage de barbarie se construit un temple de civilisation.

- Oui, répondit Cimourdain. De ce provisoire sortira le définitif. Le définitif, c'est-à-dire le droit et le devoir parallèles, l'impôt proportionnel et progressif, le service militaire obligatoire, le nivellement, aucune déviation, et, au-dessus de tous et de tout, cette ligne droite, la loi. La république de l'absolu.

- Je préfère, dit Gauvain, la république de l'idéal.

Il s'interrompit, puis continua :

- O mon maître, dans tout ce que vous venez de dire, où placez-vous le dévouement, le sacrifice, l'abnégation, l'entrelacement magnanime des bienveillances, l'amour ? Mettre tout en équilibre, c'est bien ; mettre tout en harmonie, c'est mieux. Au-dessus de la balance il y a la lyre. Votre république close, mesure et règle l'homme ; la mienne l'emporte en plein azur ; c'est la différence qu'il y a entre un théorème et un aigle.

- Tu te perds dans le nuage.

- Et vous dans le calcul.

- Il y a du rêve dans l'harmonie.

- Il y en a aussi dans l'algèbre.

- Je voudrais l'homme fait par Euclide.

- Et moi, dit Gauvain, je l'aimerais mieux fait par Homère.

Le sourire sévère de Cimourdain s'arrêta sur Gauvain comme pour tenir cette âme en arrêt.

- Poésie. Défie-toi des poètes.

- Oui, je connais ce mot. Défie-toi des souffles, défie-toi des rayons, défie-toi des parfums, défie-toi des fleurs, défie-toi des constellations.

- Rien de tout cela ne donne à manger.

- Qu'en savez-vous ? l'idée aussi est nourriture. Penser, c'est manger.

- Pas d'abstraction. La république c'est deux et deux font quatre. Quand j'ai donné à chacun ce qui lui revient...

- Il vous reste à donner à chacun ce qui ne lui revient pas.

- Qu'entends-tu par là ?

- J'entends l'immense concession réciproque que chacun doit à tous et que tous doivent à chacun, et qui est toute la vie sociale.

- Hors du droit strict, il n'y a rien.

- Il y a tout.

- Je ne vois que la justice.

- Moi, je regarde plus haut.

- Qu'y a-t-il donc au-dessus de la justice ?

- L'équité.

Par moments ils s'arrêtaient comme si des lueurs passaient.

Cimourdain reprit :

- Précise, je t'en défie.

- Soit. Vous voulez le service militaire obligatoire. Contre qui ? contre d'autres hommes. Moi, je ne veux pas de service militaire. Je veux la paix. Vous voulez les misérables secourus, moi je veux la misère supprimée. Vous voulez l'impôt proportionnel. Je ne veux point d'impôt du tout. Je veux la dépense commune réduite à sa plus simple expression et payée par la plus-value sociale.

- Qu'entends-tu par là ?

- Ceci : d'abord supprimez les parasitismes ; le parasitisme du prêtre, le parasitisme du juge, le parasitisme du soldat. Ensuite, tirez parti de vos richesses ; vous jetez l'engrais à l'égout, jetez-le au sillon. Les trois quarts du sol sont en friche, défrichez la France, supprimez les vaines pâtures ; partagez les terres communales. Que tout homme ait une terre, et que toute terre ait un homme. Vous centuplerez le produit social. La France, à cette heure, ne donne à ses paysans que quatre jours de viande par an ; bien cultivée, elle nourrirait trois cent millions d'hommes, toute l'Europe. Utilisez la nature, cette immense auxiliaire dédaignée. Faites travailler pour vous tous les souffles de vent, toutes les chutes d'eau, tous les effluves magnétiques. Le globe a un réseau veineux souterrain ; il y a dans ce réseau une circulation prodigieuse d'eau, d'huile, de feu ; piquez la veine du globe, et faites jaillir cette eau pour vos fontaines, cette huile pour vos lampes, ce feu pour vos foyers. Réfléchissez au mouvement des vagues, au flux et reflux, au va-et-vient des marées. Qu'est-ce que l'océan ? une énorme force perdue. Comme la terre est bête ! ne pas employer l'océan !

- Te voilà en plein songe.

- C'est-à-dire en pleine réalité.

Gauvain reprit :

- Et la femme ? qu'en faites-vous ?

Cimourdain répondit :

- Ce qu'elle est. La servante de l'homme.

- Oui. A une condition.

- Laquelle ?

- C'est que l'homme sera le serviteur de la femme.

- Y penses-tu ? s'écria Cimourdain, l'homme serviteur ! jamais. L'homme est maître. Je n'admets qu'une royauté, celle du foyer. L'homme chez lui est roi.

- Oui. A une condition.

- Laquelle ?

- C'est que la femme y sera reine.

- C'est-à-dire que tu veux pour l'homme et pour la femme...

- L'égalité.

- L'égalité ! y songes-tu ? les deux êtres sont divers.

- J'ai dit l'égalité. Je n'ai pas dit l'identité.

Il y eut encore une pause, comme une sorte de trêve entre ces deux esprits échangeant des éclairs. Cimourdain la rompit.

- Et l'enfant ! à qui le donnes-tu ?

- D'abord au père qui l'engendre, puis à la mère qui l'enfante, puis au maître qui l'élève, puis à la cité qui le virilise, puis à la patrie qui est la mère suprême, puis à l'humanité qui est la grande aïeule.

- Tu ne parles pas de Dieu.

- Chacun de ces degrés, père, mère, maître, cité, patrie, humanité, est un des échelons de l'échelle qui monte à Dieu.

Cimourdain se taisait, Gauvain poursuivit :

- Quand on est au haut de l'échelle, on est arrivé à Dieu. Dieu s'ouvre ; on n'a plus qu'à entrer.

Cimourdain fit le geste d'un homme qui en rappelle un autre.

- Gauvain, reviens sur la terre. Nous voulons réaliser le possible.

- Commencez par ne pas le rendre impossible.

- Le possible se réalise toujours.

- Pas toujours. Si l'on rudoie l'utopie, on la tue. Rien n'est plus sans défense que l'œuf.

- Il faut pourtant saisir l'utopie, lui imposer le joug du réel, et l'encadrer dans le fait. L'idée abstraite doit se transformer en idée concrète ; ce qu'elle perd en beauté, elle le regagne en utilité ; elle est moindre, mais meilleure. Il faut que le droit entre dans la loi ; et, quand le droit s'est fait loi, il est absolu. C'est là ce que j'appelle le possible.

- Le possible est plus que cela.

- Ah ! te revoilà dans le rêve.

- Le possible est un oiseau mystérieux toujours planant au-dessus de l'homme.

- Il faut le prendre.

- Vivant.

Gauvain continua :

- Ma pensée est : Toujours en avant. Si Dieu avait voulu que l'homme reculât, il lui aurait mis un œil derrière la tête. Regardons toujours du côté de l'aurore, de l'éclosion, de la naissance. Ce qui tombe encourage ce qui monte. Le craquement du vieil arbre est un appel à l'arbre nouveau. Chaque siècle fera son œuvre, aujourd'hui civique, demain humaine. Aujourd'hui la question du droit, demain la question du salaire. Salaire et droit, au fond c'est le même mot. L'homme ne vit pas pour n'être point payé ; Dieu en donnant la vie contracte une dette ; le droit, c'est le salaire inné ; le salaire, c'est le droit acquis.

Gauvain parlait avec le recueillement d'un prophète.

Cimourdain écoutait. Les rôles étaient intervertis, et maintenant il semblait que c'était l'élève qui était le maître.

Cimourdain murmura :

- Tu vas vite.

- C'est que je suis peut-être un peu pressé, dit Gauvain en souriant.

Et il reprit :

- Ô mon maître, voici la différence entre nos deux utopies. Vous voulez la caserne obligatoire, moi, je veux l'école. Vous rêvez l'homme soldat, je rêve l'homme citoyen. Vous le voulez terrible, je le veux pensif. Vous fondez une république de glaives, je fonde...

Il s'interrompit :

- Je fonderais une république d'esprits.

Cimourdain regarda le pavé du cachot, et dit :

- Et en attendant que veux-tu ?

- Ce qui est.

- Tu absous donc le moment présent ?

- Oui.

- Pourquoi ?

- Parce que c'est une tempête. Une tempête sait toujours ce qu'elle fait. Pour un chêne foudroyé, que de forêts assainies ! La civilisation avait une peste, ce grand vent l'en délivre. Il ne choisit pas assez peut-être. Peut-il faire autrement ? Il est chargé d'un si rude balayage ! Devant l'horreur du miasme, je comprends la fureur du souffle.

Gauvain continua :

- D'ailleurs, que m'importe la tempête, si j'ai la boussole, et que me font les événements, si j'ai ma conscience !

Et il ajouta de cette voix basse qui est aussi la voix solennelle :

- Il y a quelqu'un qu'il faut toujours laisser faire.

- Qui ? demanda Cimourdain.

Gauvain leva le doigt au-dessus de sa tête. Cimourdain suivit du regard la direction de ce doigt levé, et, à travers la voûte du cachot, il lui sembla voir le ciel étoilé.

Ils se turent encore.

Cimourdain reprit :

- Société plus grande que nature. Je te le dis, ce n'est plus le possible, c'est le rêve.

- C'est le but. Autrement, à quoi bon la société ? Restez dans la nature. Soyez les sauvages. Otaïti est un paradis. Seulement, dans ce paradis on ne pense pas. Mieux vaudrait encore un enfer intelligent qu'un paradis bête. Mais non, point d'enfer. Soyons la société humaine. Plus grande que nature. Oui. Si vous n'ajoutez rien à la nature, pourquoi sortir de la nature ? Alors, contentez-vous du travail comme la fourmi, et du miel comme l'abeille. Restez la bête ouvrière au lieu d'être l'intelligence reine. Si vous ajoutez quelque chose à la nature, vous serez nécessairement plus grand qu'elle ; ajouter, c'est augmenter ; augmenter, c'est grandir. La société, c'est la nature sublimée. Je veux tout ce qui manque aux ruches, tout ce qui manque aux fourmilières, les monuments, les arts, la poésie, les héros, les génies. Porter des fardeaux éternels, ce n'est pas la loi de l'homme. Non, non, non, plus de parias, plus d'esclaves, plus de forçats, plus de damnés ! Je veux que chacun des attributs de l'homme soit un symbole de civilisation et un patron de progrès ; je veux la liberté devant l'esprit, l'égalité devant le cœur, la fraternité devant l'âme. Non ! plus de joug ! l'homme est fait, non pour traîner des chaînes, mais pour ouvrir des ailes. Plus d'homme reptile. Je veux la transfiguration de la larve en lépidoptère ; je veux que le ver de terre se change en une fleur vivante, et s'envole. Je veux...

Il s'arrêta. Son œil devint éclatant.

Ses lèvres remuaient. Il cessa de parler.

La porte était restée ouverte. Quelque chose des rumeurs du dehors pénétrait dans le cachot. On entendait de vagues clairons, c'était probablement la diane ; puis des crosses de fusil sonnant à terre, c'étaient les sentinelles qu'on relevait ; puis, assez près de la tour, autant qu'on en pouvait juger dans l'obscurité, un mouvement pareil à un remuement de planches et de madriers, avec des bruits sourds et intermittents qui ressemblaient à des coups de marteau.

Cimourdain, pâle, écoutait. Gauvain n'entendait pas.

Sa rêverie était de plus en plus profonde. Il semblait qu'il ne respirât plus, tant il était attentif à ce qu'il voyait sous la voûte visionnaire de son cerveau. Il avait de doux tressaillements. La clarté d'aurore qu'il avait dans la prunelle grandissait.

Un certain temps se passa ainsi. Cimourdain lui demanda :

- A quoi penses-tu ?

- A l'avenir, dit Gauvain.

Et il retomba dans sa méditation. Cimourdain se leva du lit de paille où ils étaient assis tous les deux. Gauvain ne s'en aperçut pas. Cimourdain, couvant du regard le jeune homme pensif, recula lentement jusqu'à la porte, et sortit. Le cachot se referma.

Monday, June 1, 2015

Lu : Les six enseignements secrets de la stratégie

Lu : "Les six enseignements secrets de la stratégie", le "Liu Tao", aussi traduit "Les six arcanes du grand-duc".


Un traité de stratégie militaire, plein de bons conseils. Ce traité-ci est moins métaphorique et spirituel que d'autres encore que, ici comme dans beaucoup d'écrits chinois anciens, les symboles sont avant tout des moyens mnémotechniques et non des entités auxquelles les auteurs auraient prêté une existence propre.
Je ne pense pas que ce genre d'écrits aient une valeur pour leur contenu stratégique direct, largement obsolète. Toutefois, leur lecture permet de tracer un parallèle avec d'autres situations plus modernes et d'envisager des angles d'attaques différents de ceux qui viennent spontanément à l'esprit, dans toute sorte de confrontation.



Saturday, May 30, 2015

Relu : Dieu est-il français ? (Friedrich Sieburg, 1929, avec extrait)

Appréciez d'un point de vue littéraire l'ambivalence de l'extrait ci-dessous. L'Allemand Friedrich Sieburg explique, en guise d'introduction de son livre "Dieu est-il français ?" de 1929, pourquoi il a choisi d'écrire au sujet de la France, choix étrange pour un Allemand, surtout à l'époque. Admirez l'ambivalence des déclarations, qui peuvent paraître pro-Allemagne ou pro-France, pro-conciliation ou pro-ségrégation, admiratives ou méprisantes... Friedrich Sieburg adopte en fait l'attitude du naturaliste et étudie les Français comme un cheptel.

(Friedrich Sieburg aura par la suite une attitude mitigée vis-à-vis des Français et adoptera mollement l'ordre nazi pendant la guerre.)




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[j'écris sur la France parce que...]

¤ Parce que je préfère le progrès des idées à l'idée du progrès,

¤ Parce que j'ai peine à admettre que le bonheur de l'homme consiste à passer de la nonchalance à l'hygiène,

¤ Parce que je ne souhaite gagner du temps qu'à condition que l'on me laisse disposer librement du temps ainsi gagné, de préférence, en flânant, allongé dans l'herbe,

¤ Parce qu'un paradis démodé et négligé m'attire plus qu'un univers modèle, étincelant, mais désespérant,

¤ Parce que je voudrais éterniser la larme que je verse en prenant congé d'une France têtue, avant de me faire inscrire sans enthousiasme, bon gré mal gré, comme membre actif de la communauté européenne,

¤ Parce que je voudrais communiquer à mes contemporains un peu de la souffrance que j'éprouve à devoir passer de l'éternité à l'ordre du jour,

¤ Parce que je tiens pour dangereuse une foi sans frein en l'avenir, une foi qui ne soit pas tempérée par l'amour d'une cause perdue mais imperdable, celle du passé,

¤ Parce que, en tout autre pays que la France, les plus nobles sentiments sont exposés à être un jour fabriqués en série,

¤ Parce qu'en France le char du Temps a des sièges usés qui laissent voir leur crin végétal et qu'il est traîné par un petit âne franciscain, tandis qu'ailleurs il roule sur des rails, marche à l'électricité, et est orné d'inscriptions telles que : "Défense de cracher",

¤ Parce qu'il faut dans le monde un pays qui oppose une résistance tenace au perfectionnement social, afin que le bonheur de l'homme ne lui soit pas sacrifié,

¤ Parce que je voudrais donner à tous les pays, la France exceptée, l'occasion de s'enorgueillir toujours davantage de leur ordre, de leur propreté, de leur discipline et de leur organisation, et de se consoler d'être privés de mauvaises communications téléphoniques, de messageries postales négligentes et d'artisans inexacts, - et que je n'ose pas préférer un système parfait d'assurances sociales à une provision sans limites de pain blanc et de vin rouge,

¤ Parce que la France est le pays de la juste mesure et des fausses statistiques,

¤ Parce que, si les cordonniers en France sont incapables de découdre convenablement et en temps utile une simple pièce de renfort, en revanche durant tout le mois d'août ils ferment boutique et vont à la campagne pêcher à la ligne,

¤ Parce que les Français ont l'ordre dans la tête, mais des gares pleines de désordre, tandis que chez nous tout marche au doigt et à l’œil,

¤ Parce que la France est une nation courageuse, mais n'en a pas moins peur des Allemands et des communistes,

¤ Parce qu'il faut avoir accueilli sur son front le doux rayonnement du samedi soir, auquel la France s'abandonne, pour pouvoir supporter les froides journées ouvrables de notre époque,

¤ Parce qu'on ne sera pas d'accord sur ce qu'est le Paradis, tant que la France opposera son idéal de bonheur personnel aux diverses conceptions du bien-être collectif qui animent les autres pays,

¤ Parce que la France qui a souvent tort, mais d'une manière conciliante, donne à ceux qui ont toujours raison, mais d'une manière désagréable, la certitude réconfortante que dans le concours des Nations chacune aura son tour de faveur,

¤ Parce que l'homme est sans doute heureux lorsqu'il remplit sa fonction supérieure, mais n'est jamais aussi heureux que, lorsque, négligeant cette fonction, il mène la bonne vie, ferme sa boutique, chasse ses clients et place une chaise devant sa porte, pour attendre la première étoile,

¤ Parce que les grandes villes ne sont dignes de l'homme qu'autant que leurs habitants sont résolus à rester des provinciaux et à ignorer le rhythme de la vie,

¤ Parce que la machine devrait assurer plus de loisir aux hommes, au lieu d'être l'objet de leur idolâtrie,

¤ Parce que les hommes politiques et les économistes ne sont inoffensifs qu'autant qu'ils passent pour des hommes actifs et débrouillards, ayant pour les biens de ce monde un puissant appétit, ce qui est plus humain et moins inquiétant que lorsque, pareils à des dieux, ils représentent la nation et l'idée du bien collectif,

¤ Parce que le problème du féminisme peut se résoudre en France le plus agréablement du monde, en mettant à la disposition des femmes un choix de linge fin et de chapeaux, ou tout au moins en éveillant en elles par des moyens diaboliques l'espoir qu'un jour elles entreront en possession de ces choses,

¤ Parce que le peuple français aimerait mieux se suicider que de devenir pauvre, et laisse à d'autres peuples le soin de faire de la pauvreté un apostolat,

¤ Parce que la France tient tout progrès technique ou social, réalisé dans un autre pays, pour une offense personnelle, et à juste raison, car comment les gens s'avisent-ils de travailler à une réfection du monde, alors qu'ils ne se sont même pas complètement assimilé les idées de la grande Révolution,

¤ Parce que la France, suspendue aux basques de l'humanité, ralentit une course dont on ne sait si elle doit mener le monde vers les étoiles ou vers l'abîme,

¤ Parce qu'il nous est nécessaire de savoir une fois pour toutes si Dieu est réellement de nationalité française et, dans l'affirmative, si nous pourrions nous passer de lui,

¤ Parce qu'il faut nous rendre compte que l'humanité progresse sans que personne marche à sa tête,

¤ Parce que nous ne pouvons pas renoncer à notre avenir du seul fait que la France n'est pas disposée à se détacher de son passé,

¤ Parce qu'il est bon, cependant, de méditer un instant et de laisser notre coeur s'alourdir à l'aspect de cette France qui s'attarde, avant que commence notre course vers un âge nouveau,

¤ Parce que chaque regard sur la France accroît en nous l'espérance, ou du moins le désir, de voir ce pays entreprendre en même temps que nous, et avec nous, le grand voyage vers l'avenir,

¤ Pour son bonheur et pour le nôtre.

Saturday, March 28, 2015

Lus : Jules Vallès : L'enfant, Le bachelier et L'insurgé

Aujourd'hui l'anniversaire de la proclamation de la Commune, en 1871. Ça tombe bien, j'ai fini ce matin ma lecture du triptyque de Jules Vallès : L'enfant, Le bachelier et L'insurgé.
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L'enfant raconte Jacques Vingtras, de l'âge des premiers souvenirs au Puy-en-Velay jusqu'à ses études à Paris. Violence des parents, eux-mêmes maltraités par un monde dur et froid. On reconnaît des points communs avec Poil de carotte ou Vipère au poing.
Le bachelier raconte le début de la vie solitaire parisienne de Vingtras. Un bac en poche, pas de travail, le latin qui ne nourrit pas son homme. Les idées révolutionnaires, les occasions manquées. L'envie de dédier sa vie à une cause, la dure vérité comme quoi cette vie même dédiée n'a pas beaucoup de valeur pour quiconque.
L'insurgé raconte comment Vingtras, désormais rassasié, s'implique en politique, par ses écrits, ses discours puis par sa participation à la Commune. L'affreuse révélation sur les déchaînements de haine, sur la bestialité de la foule même rassemblée pour les meilleures raisons. La justice n'est pas dans la révolution, ou du moins : cette justice-là n'est pas à échelle humaine, elle enjambe les cadavres sans distinction.
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Vallès fait partie de ces écrivains comme Dickens, Zola ou Hugo dont l'impact social a été très important, à l'instar de l'impact littéraire.
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Au-delà du personnage principal dont les initiales montrent à quel point il est autobiographique, ce qui donne un caractère d'ensemble à ces trois livres pourtant très différents, c'est le jugement d'ensemble sur les thèmes abordés. L'enfance, la dépendance, je les ai vécues, ça ne vaut rien, passons à autre chose. Le bac, la vie de lettré, je les ai vécus, ça ne vaut rien, passons à autre chose. La politique, la révolution, je les ai vécues, ça ne vaut rien, passons à autre chose.