Tuesday, December 12, 2017

Lu : Internet rend-il bête, de Nicholas Carr, 2010

Titre original : The Shallows: What the Internet Is Doing to Our Brains

J'ai lu ce livre à la recherche de la réponse à une question qui revient régulièrement ces derniers temps, de discussion en discussion : nos manières d'appréhender l'information et l'apprentissage connaissent-elles une discontinuité avec l'avènement de l'informatique et en particulier du web ? (Ou ne s'agit-il au contraire que de la continuité d'autres changements ayant accompagné l'évolution de l'humanité au fur et à mesure de l'invention de nouveaux outils ?)

Je reste sur ma faim. L'auteur dit que oui, qu'il s'agit d'un phénomène nouveau, et met en garde contre le fait de confier davantage de nos vies et en particulier de nos mémoires aux systèmes informatiques. Je continue toutefois de penser que non. Les arguments de Kasparov me paraissent bien plus convaincants.



Mon résumé en quelques lignes :
  • Une large part de l'ouvrage aborde les troubles cognitifs et mémoriels, bien réels, liés à l'utilisation des technologies informatiques : l'écran lumineux, le clavier bien sûr, la distraction permanente, le multi-tâche, et surtout le lien hypertexte. Sont abordés aussi les impacts sur l'éducation et sur les enfants en général.
  • Vient ensuite la comparaison avec le livre, le livre support, le livre outil de travail, le livre élément social.
  • Une belle digression sur Google, les transhumanistes et autres prophètes de la modernité, leur religion esotérique du progrès par l'efficience et leurs autres tares.
  • Explications sur la physiologie de la mémoire humaine, comparaison sommaire avec la mémoire informatique. Affirmation comme quoi ce n'est absolument pas assimilable (voir ci-dessous).
  • Conclusions, ouvertures.


L'ouvrage fourmille de références à des travaux scientifiques, qui sont toujours donnés in extenso en fin de chapitre. Le livre se conclut par une bibliographie fournie. Il s'agit d'un laborieux travail de journaliste, ni un travail de philosophe, ni un travail de chercheur scientifique, ni même un travail d'informaticien. Pour situer, on peut penser au ton et à la teneur d'un ouvrage de François de Closets, ce qui n'a rien de péjoratif d'ailleurs. Il s'agit d'un excellent volume pour celui qui souhaite rapidement acquérir des points de repère sur le sujet : beaucoup de vulgarisation de travaux scientifiques, dont certains très récents. (Quelques citations de philosophes ou de lettrés émaillent le discours, mais il ne faut pas s'y méprendre : elles ne font partie que de la mise en scène, pas du fond. )

J'ai trois reproches à formuler, au sens où ce sont les raisons qui font que je ne peux accepter telles quelles les conclusions de l'auteur :
  1. Le fait de ne parler qu'à charge, et jamais à décharge, discrédite la démarche. On se pose certaines questions à la lecture, et l'auteur n'y répondant pas, on ne peut que supposer qu'il ne les a pas aperçues, ou qu'il n'a pas su y répondre... Le spécialiste de l'informatique que je suis ne peut s'empêcher d'évoquer les éléments suivants, a minima :
    • Les concepts de complexité temporelle et de complexité spatiale, qui remettent en cause les affirmations sommaires sur les limites de la mémoire.
    • La dualité de l'information stockée, qui peut être aussi bien une donnée qu'un programme (cf. architecture Von Neumann, par opposition à l'architecture Harvard), montre que la mémoire informatique n'est pas seulement une donnée fixe, elle est aussi un processus évolutif dans le temps. Or ce détail est absent des comparaisons dressées entre mémoire informatique et mémoire cervicale.
  2. Un aspect essentiel, l'évolution, n'est pas pris en compte, par exemple :
    • l'évolution des technologies évoquées, qui sont encore à un stade précoce,
    • l'évolution de notre réaction (individuelle mais aussi sociale) à ces technologies, réaction qui est encore à un stade moins que précoce, disons embryonnaire.
    Avec notamment les travaux de Kandel, l'auteur montre que la mémorisation cervicale de long terme est plus complexe que ce que l'on peut supposer au premier abord. Mais il n'éprouve pas le besoin de se demander si la mémoire informatique ne pourrait pas, elle aussi, être plus complexe que prévu. A fortiori, le lieu de stockage que constitue le web est certainement plus complexe que les simples bouts de textes reliés par des liens hypertextes, tel que le décrit l'auteur. De plus, il n'aborde pas les évolutions possibles (technologiques, organisationnelles, humaines), ou même prévisibles, de ces lieux de stockage. Toute réflexion sur l'évolution, au sens darwinien du terme, est absente de l'ouvrage, que l'on parle de l'homme ou de la machine.
  3. Un bon nombre d'affirmations liminaires ne sont ni démontrées ni étayées, ou faiblement, comme l'absence de limite à la mémoire cervicale, ou l'absence de processus de gain d'espace. Il affiche un certain dédain vis-à-vis des "procédures" pré-programmées, alors qu'il est formellement (mathématiquement) démontré qu'un réseau neuronal parfaitement abouti est équivalent à un ensemble de cas traités par des procédures distinctes (if then else imbriqués, ou select case si vous préférez). Que le neurone humain soit physiologiquement proche ou non de celui d'un réseau neuronal mathématique ne change rien à cette démonstration mathématique.

Bref, excellent ouvrage si vous voulez des faits, des données, mais pas de quoi fouetter un chat en termes de concepts ou de conclusions.

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